En matière de discrimination en raison du handicap, comme pour toutes les autres formes de discrimination, les juges du fond sont tenus à l’observance de règles probatoires spécifiques. Ils doivent apprécier si le salarié verse bien à son dossier des éléments de faits en laissant supposer l’existence. Et ce n’est que si c’est bien le cas qu’ils ont à se tourner vers l’employeur pour constater s’il est -ou non- en mesure de prouver que sa décision est justifiée par des éléments objectifs étrangers à toute discrimination. C’est pour avoir pris des largesses avec cette façon de procéder que la nullité du licenciement d’une salariée handicapée pour « inaptitude et impossibilité de reclassement » initialement reconnue par la cour d’appel de Paris a finalement été invalidée. Retour sur cet arrêt récent de la Cour de cassation aux allures de mode d’emploi à destination des juges prud’homaux. Cass.soc. 15.05.2024, n° 22-11.652
Confusion. Lorsqu’un salarié handicapé est reconnu inapte à son poste de travail et que, par la suite, il est licencié pour « impossibilité de reclassement », de nombreux paramètres juridiques sont susceptibles de s’inviter au contentieux : ceux attenants au licenciement bien sûr mais aussi ceux attenants à l’inaptitude, au reclassement, au handicap… Face à un ensemble aussi hétéroclite, il n’est pas toujours facile de demeurer méthodique et de ne pas se rendre coupable de dommageables confusions. Et ce sont précisément ces confusions que l’arrêt rendu le 15 mai dernier par la Cour de cassation se donne pour ambition de lever et de prévenir… avec moultes précautions pédagogiques.
De l’embauche au licenciement pour inaptitude… en passant par le handicap
De 2001 à 2015, une salariée exerce en qualité d’agent de nettoyage pour les sociétés W puis MBS. Fin 2008, elle est victime d’un accident du travail. Placée par la suite en arrêt de travail, elle reprend son activité professionnelle sous couvert d’un mi-temps thérapeutique avant que, le 6 octobre 2010, le médecin du travail ne la déclare apte à reprendre à temps plein.
Un retour à la normale de courte de durée puisqu’une quinzaine de jours plus tard, la salariée est à nouveau placée en arrêt de travail. Et pour longtemps puisque son absence se prolongera 5 ans. Jusqu’à ce que le 10 septembre 2015, elle soit reconnue inapte au poste d’agent de service ; avec la précision suivante figurant à son avis d’inaptitude : « la salariée pourrait occuper un poste à temps partiel en télétravail, sans sollicitation du membre supérieur droit, sans station debout, sans marche, sans travail en antéflexion du tronc, sans travail à genou ou accroupi, sans port de charge ».
Le 9 novembre 2015, elle est finalement licenciée pour « inaptitude et impossibilité de reclassement ».
Précision par ailleurs très importante : parallèlement à l’exécution de son contrat de travail, le 1e avril 2010, la salariée s’est vu reconnaître la qualité de travailleur handicapé.
La nullité du licenciement reconnue par les juges du fond
La salariée saisit rapidement la juridiction prud’homale afin de demander la nullité de son licenciement au motif d’une discrimination fondée sur son handicap. Elle plaide le fait que la société MBS n’avait jamais pris en compte sa qualité de travailleuse handicapée, alors même que l’article L. 5213-6 du Code du travail l’astreignait à être à l’initiative de « mesures appropriées pour permettre aux travailleurs handicapés (…) de conserver un emploi correspondant à leur qualification, de l’exercer ou d’y progresser (…) ».
L’argument fait mouche et elle obtient gain de cause. La cour d’appel de Paris constate en effet que les obligations figurant à l’article L. 5213-6 du Code du travail n’avaient pas été respectées et que :
– d’une part, aucune mesure appropriée n’avait été prise ;
– d’autre part, aucune mesure particulière n’avait été prise dans le cadre de la recherche de reclassement.
Et les juges du fond de déduire de cette coupable « omission », une non-prise en compte du statut de travailleur handicapé et, en conséquence, une discrimination fondée sur le handicap et la nullité du licenciement in fine prononcé.
Le rappel à l’ordre de la Cour de cassation
La société MBS n’accepte pas la condamnation. Elle se pourvoit donc en cassation contre l’arrêt rendu par la cour d’appel de Paris, au motif qu’une discrimination ne pouvait être le fruit que d’un refus de prendre des mesures appropriées au handicap et non d’une simple « omission », comme c’était le cas en l’espèce.
In fine, le pourvoi sort victorieux. Pas tant parce que les juges du droit auraient été convaincus par la thèse patronale mais parce que les règles probatoires inhérentes à la discrimination avaient été ici sérieusement écornées par les juges du fond.
Et la Cour de cassation de rappeler que lorsque le salarié décide de fonder son action sur une discrimination à raison du handicap, c’est bien aux règles d’aménagement de la charge de la preuve spécifiques aux discriminations qu’il y a lieu de se référer ; règles qui figurent à l’article L. 1134-1 du Code du travail et mettent sur pied une mécanique rythmée en trois temps :
1e temps : le salarié présente « des éléments de fait laissant supposer l’existence d’une discrimination directe ou indirecte ».
2e temps : si le salarié est parvenu à présenter des « éléments de fait laissant supposer l’existence d’une discrimination directe ou indirecte », « il incombe » alors à l’employeur « de prouver que sa décision est justifiée par des éléments objectifs étrangers à toute discrimination ».
3e temps : « le juge forme sa conviction après avoir ordonné, en cas de besoin, toutes les mesures d’instruction qu’il estime utile ».
Ce que la Cour de cassation vient d’abord nous rappeler dans cet arrêt, c’est que « la qualité de travailleur handicapé ne constitue pas, à elle seule, un élément laissant supposer l’existence d’une telle discrimination ». C’est pourtant ce que les juges du fond avaient ici considéré en se bornant à constater que l’employeur « n’avait pas pris en compte le statut de travailleur handicapé de la salariée » et « en ne lui proposant aucune mesure particulière dans le cadre de la recherche de reclassement ».
Ce que ce qu’ils auraient dû « en 1e lieu, rechercher », c’était si la salariée était en mesure de présenter des éléments du fait laissant supposer l’existence d’une discrimination .
Quelle pouvait être la nature de ces éléments de fait ?
La Cour de cassation précise qu’il peut s’agir du « refus, même implicite, de l’employeur de prendre des mesures concrètes et appropriées d’aménagements raisonnables« , « le cas échéant, sollicités par le salarié ou préconisés par le médecin du travail ou le CSE« , ou bien encore de « son refus d’accéder à la demande du salarié de saisir un organisme d’aide à l’meploi des travailleurs handicapés pour a recherche de telles mesures« .
De l’importance de la notion d’ « aménagement raisonnable ». Pour décider de la cassation, l’arrêt ici commenté se réfère notamment à une convention internationale et à une directive européenne : la Convention relative aux droits des personnes handicapées signée à New-York le 30 mars 2007 et la directive du Conseil 2000/78/CE du 27.11.00. Or, ces deux textes se réfèrent à la notion d’« aménagement raisonnables ». Notion que la Convention de New-York définit ainsi : « les modifications et ajustements nécessaires et appropriés n’imposant pas de charge disproportionnée ou indue apportés, en fonction des besoins dans une situation donnée, pour assurer aux personnes handicapées la jouissance ou l’exercice, sur la base de l’égalité avec les autres, de tous les droits de l’homme et de toutes les libertés fondamentales ». La notion semble ici incontournable puisque, comme nous l’avons vu, la Cour de cassation considère comme étant un élément de fait susceptible de laisser supposer l’existence d’une discrimination fondée sur le handicap, le « refus, même implicite, de l’employeur de prendre des mesures concrètes et appropriées d’aménagements raisonnables ».
Si les « éléments de faits » versés par la salariée pour laisser à supposer à l’existence d’une discrimination avaient été jugés suffisants, il serait dans un 2e temps revenu à l’employeur de prouver que « son refus de prendre des mesures était justifié par des éléments objectifs étrangers à toute discrimination en raison du handicap ». Eléments objectifs qui auraient pu trouver à se matérialiser par « l’impossibilité matérielle de prendre les mesures sollicitées ou préconisées » ou par « le caractère disproportionné pour l’entreprise des charges consécutives à leur mise en œuvre ».
L’arrêt du 15 mai 2024… et après ?
C’est donc, avant tout, pour ne pas avoir respecté ce mode d’emploi applicable en matière de preuve des discriminations que l’arrêt rendu par la cour d’appel de Paris est censuré. L’aboutissement favorable du pourvoi patronal pourrait donc ici n’être qu’une simple victoire à la Pyrrhus. Renvoyée devant la cour d’appel de Paris autrement composée pour que l’affaire soit mieux jugée, il n’est pas impossible que l’application de la règle probatoire propre aux discriminations débouche sur une solution du même ordre. Car si la charge de la preuve a été ainsi aménagée par le législateur, c’est d’abord pour aider la partie salariée à faire valoir ses droits. Aussi, si la salariée avait gagné son procès sans qu’elle soit appliquée, on peut espérer qu’il en aille de même en l’appliquant.
Et pour tous nos défenseurs et conseillers prud’hommes, la morale à retenir est la suivante :
Lorsque l’on plaide / juge la discrimination, quelque soit son fondement et quelque soit son contexte, il ne faut jamais omettre de se référer à l’aménagement de la charge de la preuve tel qu’il figure à l’article L. 1134-1 du Code du travail.