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Santé au travail : la Cour de cassation conforte la notion de harcèlement moral institutionnel

Par CFDT

Le 21 janvier dernier, la Cour de cassation a rendu son arrêt concernant l’affaire dite « France télécom ». Ce procès hors norme de la souffrance au travail, a introduit la notion juridique de harcèlement moral institutionnel. Une politique décidée au plus haut niveau de l’entreprise qui a pour objet ou même seulement effet de dégrader les conditions de travail peut entrainer la condamnation des principaux dirigeants. Cass.crim. 21.01.25, n° 22-87.145.

Rappel des faits

A l’origine de ce procès, il est question du changement de statut de France Télécom, qui devient une entreprise privée en 2004.
Dans ce contexte, la direction de France Télécom décide de se séparer de 22 000 personnes, majoritairement des fonctionnaires, sur une période de 3 ans.
Dans cette perspective, le plan Next (nouvelle expérience des télécoms) est adopté en 2006, suivi rapidement du plan Act (anticipation et compétences pour la transformation).
Ces plans ont eu pour effet de pousser au départ le personnel ciblé en instaurant un climat de travail violent et des conditions de travail fortement dégradées. Ces méthodes ont altéré la santé physique et mentale des salariés jusqu’à pousser certains d’entre eux au suicide !

Bon à savoir : 

Si la notion de harcèlement moral managérial avait déjà été reconnue par la jurisprudence de la Cour de cassation , ce n’était pas le cas pour  le harcèlement moral institutionnel. 
Après une enquête de l’inspection du travail, plusieurs plaintes ont été déposées à l’encontre de France Télécom personne morale, ainsi que plusieurs dirigeants de la société pour harcèlement moral.

Un procès hors norme

La procédure

En première instance, par un jugement en date du 20 décembre 2019, le tribunal correctionnel de Paris a condamné la société France Télécom, ainsi que son ancien PDG et 6 autres cadres et dirigeants pour « harcèlement moral institutionnel ».
La société France Télécom, personne morale, n’a pas fait appel de la décision et a créé une commission d’indemnisation en juillet 2019. D’autre part, l’ancien PDG et 5 autres dirigeants condamnés en première instance ont comparu devant la cour d’appel de Paris en 2022.
Par son arrêt rendu le 30 septembre 2022, la cour d’appel de Paris a confirmé la condamnation de l’ancien PDG ainsi que celles de 3 autres dirigeants.
Si les peines prononcées à l’encontre des dirigeants ont pu décevoir par leur faiblesse (prison avec sursis et peine d’amende faible au vu des postes occupés par les prévenus), le grand apport de cette affaire a été la reconnaissance de la notion de harcèlement moral institutionnel par les juges de première instance et en appel.
Cette reconnaissance allait de nouveau être débattue devant la Cour de cassation, plus haut degré de juridiction de l’ordre judiciaire.

Définition du harcèlement moral institutionnel

Le tribunal correctionnel a imputé aux dirigeants de l’entreprise poursuivis un « harcèlement moral institutionnel ». Cette notion inhabituelle était au cœur des débats juridiques de l’affaire France Telecom.
Le tribunal correctionnel a défini les contours de ce que recouvrait la notion de harcèlement moral institutionnel . Le fait que les auteurs ou leurs complices ne connaissaient pas leurs victimes important peu.
C’est principalement sur ce point que le débat a eu lieu devant la Cour de cassation.
Pour les dirigeants poursuivis, cette notion n’était pas prévue par l’article du Code pénal relatif au harcèlement moral, qui doit être interprété de façon stricte. De plus, les prévenus arguaient ne pas connaitre les personnes harcelées, ainsi que celles qui se sont suicidées à la suite des plans Next et Act. Ils ne pouvaient dès lors pas leur être reproché de les avoir harcelés…
La Cour de cassation ne suit pas ce raisonnement. Pour elle, le « harcèlement moral institutionnel » entre bien dans le champ du harcèlement moral au travail tel que le conçoit le Code pénal.
Pour la Cour de cassation, le législateur a souhaité donner au harcèlement moral au travail la portée le plus large possible. Ainsi elle relève « lorsque les agissements harcelants ont pour objet une telle dégradation, la caractérisation de l’infraction n’exige pas que les agissements reprochés à leur auteur concernent un ou plusieurs salariés en relation directe avec lui ni que les salariés victimes soient individuellement désignés ».
Dès lors, il était indifférent que les dirigeants connaissent directement les personnes victimes des plans Act et Next.
La Cour de cassation conclut que peut « caractériser une situation de harcèlement moral institutionnel, les agissements visant à arrêter et mettre en œuvre, en connaissance de cause, une politique d’entreprise qui a pour objet de dégrader les conditions de travail de tout ou partie des salariés aux fins de parvenir à une réduction des effectifs ou d’atteindre tout autre objectif, qu’il soit managérial, économique ou financier, ou qui a pour effet une telle dégradation, susceptible de porter atteinte aux droits et à la dignité de ces salariés, d’altérer leur santé physique ou mentale ou de compromettre leur avenir professionnel. »

Bon à savoir : 

Pour les prévenus, la notion de harcèlement moral institutionnel n’était pas initialement prévue dans l’article du Code pénal relatif au harcèlement moral, de sorte que cette notion, issue de la jurisprudence, leur était imprévisible et donc inopposable .  
Dès lors, les dirigeants ne pouvaient être condamnés pour harcèlement moral institutionnel qui était, selon eux, une création nouvelle de la jurisprudence.
La Cour de cassation ne suit pas leur raisonnement. Elle estime que dans ses précédentes décisions, elle n’a jamais interprété l’infraction comme exigeant qu’un rapport de travail direct et individualisé entre la personne poursuivie pour harcèlement et sa ou ses victimes soit constaté. Ainsi, le lien indirect du harcèlement n’était pas imprévisible pour des dirigeants ayant la “possibilité de s’entourer des conseils éclairés de juristes”.